Une histoire de passion intérieure:
Wood and Stone
de John Cowper Powys


   C'est un premier roman étonnamment brillant qui fut publié pour la première fois en 1915. Ce serait amusant de le proposer pour le Booker Prize — il gagnerait sûrement. Mais, plus important, un éditeur devrait vraiment être persuadé de le republier. Mon exemplaire est un fac-similé de la première édition, édition de poche que Village Press publia courageusement en 1974. J'aimerais proclamer "Mieux que Lawrence, Conrad, Joyce! Mieux que Proust! Mieux, même, que ses propres livres ultérieurs!" Mais je ne le ferai pas car je n'ai pas les titres qui me le permettraient.

   L'intrigue est astucieuse et vous agrippe, et maintient l'intérêt à travers sept cents pages de rebondissements. Il y a un magnifique éventail de scènes superbement évoquées, grandioses, comiques, tragiques et pathétiques. La langue utilisée construit l'atmosphère au moyen des détails précis de ses observations, mais nous enchante par sa musique, son étendue et son honnêteté. Il écrit l'anglais le plus pur et le plus expressif à propos des saisons, des arbres, des plantes, de l'argile et de la pierre, et les influences que ces éléments ont sur ses personnages.
Dans les ronciers, les mûres étaient encore vertes et les baies des clématites commençaient à rougir. Les autres baies étaient encore si peu colorées qu'elles demeuraient indiscernables sauf par les yeux des oiseaux, mais les grappes juteuses du raisin de loup — "les vertes grappes de Proserpine" — de leur trône d'érable et de cornouiller, exerçaient sur le voyageur une circéenne et venimeuse attraction, et murmuraient que l'automne approchait.
   Les commentaires de l'éditeur de l'édition de Village Press sur la quatrième de couverture ne lui rendent pas justice en le définissant comme "un roman sombre et impressionnant". La folie et la mort accidentelle ultérieure de James Andersen jettent en effet une grande ombre bien noire dans la mémoire du lecteur, mais ne sont qu'un des fils d'un entrelacs de thèmes dans cette œuvre aux multiples dimensions.

   Dans une extraordinaire préface, Powys avance l'idée que Nietzsche a peut-être raison, dans une certaine mesure, lorsqu'il distingue différentes sortes d'hommes. Il est possible qu'une plus grande connaissance puisse être acquise en divisant l'humanité entre les types dominants à forte volonté, et ces "parias" dont la mentalité d'esclave les ferait étiqueter en "perdants" ou "victimes".
Dans ce coin particulier des comtés de l'ouest, les survivances légendaires sont si vives et si profondément enracinées que l'on a toujours l'impression d'un conflit entre deux mythologies opposées: l'une qui tire sa force de l'impulsion au Pouvoir, l'autre de l'impulsion au Sacrifice.
   Mais il est prêt à contrer Nietzsche et à examiner en profondeur la vie intérieure de ses "parias", car ce pourrait être "au moins aussi intéressant". La Mythologie du Sacrifice ne doit pas pourtant être renvoyée à la légère, et Powys juge la victoire seulement en termes esthétiques. Ses sympathies vont surtout aux misérables. Dans son pamphlet The Secret of Self-Development (Village Press 1974) il se fait l'avocat passionné de la culture que l'on apprend seul, à travers la lecture de la grande littérature mais il met en garde:
L'autodidactisme dans son sens réel n'entraîne pas nécessairement le plaisir ou le confort. Quelquefois il entraîne une misère suicidaire... Car la vérité c'est que ce que nous nommons autodidactisme est simplement un approfondissement de la conscience vitale en nous.
Middle Street, "the main village street", vue vers l'ouest,
avec au fond St. Michael's Hill ("Nevilton Mount")
   
   Dans le village de Nevilton, inspiré par le Montacute de sa jeunesse, Powys crée des personnages extraordinaires. Parmi les "parias" on trouve l'acerbe et excentrique Quincunx, qui vit seul et arrache les pommes de terre dans son jardin:
Allumer le feu le matin, entendre le crépitement des flammes, sentir le parfum de bois sec — probablement tout cela procurait-il à Mr Quincunx autant de plaisir que n'importe quoi d'autre au monde.
Mais le paria ne vénère pas le Pouvoir qui l'oppresse. Il le méprise et le hait. Un dégoût accumulé depuis longtemps lui reste sur le cœur. Il est brisé, non pas vaincu. Il est parqué, tondu comme un mouton, mais il a "des pensées qui errent dans l'éternité".
   Il y a la timide et vulnérable Lacrima Traffio, une victime évidente pour le sadique magnat Mortimer Romer:
La première fois qu'il avait rencontré Lacrima Traffio, il avait été frappé par les yeux suppliants, la silhouette fragile, les gestes effrayés de la fille.
   Il y a le saturnien James Andersen, dont les passions profondément enfouies frisent la folie, héritée de sa mère. Il y a une frêle et maladive jeune fille, Ninsy Lintot, dont l'amour sans espoir pour James est mis en balance avec l'amour sans espoir de celui-ci pour Lacrima. Hugh Clavering, un jeune pasteur, est torturé par le désir qu'il ressent pour la coquette Gladys, son élève en instruction religieuse:
N'est-ce pas mon devoir de la regarder? lui chuchota le démon au creux du cœur. Comment puis-je lui apprendre quelque chose, comment puis-je la mettre sur le droit chemin, si je ne vois pas l'effet de mes paroles? N'est-ce pas une insulte envers le Maître Lui-même et Son pouvoir divin que d'avoir peur comme un lâche?
   
   Il y a aussi Nance Purvis, une jeune fille qui a perdu la raison et dont les cris peuvent être entendus dans les bois solitaires, près du sinistre lac Auber, vers lequel divers personnages convergent une nuit de lune. Il y a Bessie-la-Sorcière, une vieille drôlesse, avec ses herbes, sa clairvoyance et ses ruses:
Qui c'est donc avec cette face de Jézabel et ces regards effrontés? A la porte de service, c'est là que tu veux m'envoyer? Je sais bien qui vous êtes, Monsieur Clavering, et je devine que l'aut' jeune homme est celui qu'on dit qu'il habite ici. Mais elle, dans ces vêtements de carnaval, comme une gitane de la foire de Rogertown, qui c'est? C'est Miss Gladys Romer ou c'est pas elle?
   Du côté du pouvoir on trouve Mortimer Romer, l'homme d'affaires manipulateur, sa fille Gladys qui s'amuse à tourmenter les faibles; Luke Andersen, le frère de James, poursuivi par la fille de son patron, une Gladys fort éprise, tandis qu'il garde un œil sur différentes filles du village:
Le jeune tailleur de pierres au profil classique et aux beaux cheveux bouclés aurait pu passer pour un Dionysos travesti en train de séduire, pour les mettre à son périlleux service, les femmes de quelque rustique hameau de Thessalie.
Les autres personnages (qui ne font partie d'aucune catégorie) incluent Vennie Seldom qui brûle de devenir religieuse:
Je pense que le monde est vraiment un endroit sombre et terrifiant, poursuivit-elle.... Je ne peux m'empêcher de le dire. Je sais qu'il y a des gens qui n'en voient que la beauté et les joies. Ce n'est pas ce que je ressens. Si ce n'était pour Lui, je me sentirais complètement malheureuse.
et le grossier et primaire John Goring, à qui Lacrima a été promise en mariage:
Les sanglots tragiques de l'infortunée Lacrima, portés dans le champ par le vent d'est, ne mirent pas longtemps à retenir l'attention du fermier. Il demeura immobile, l'oreille aux aguets, humant l'air comme un gros verrat.
Pas si vite, ma belle, pas si vite. Quand on vient dans le champ du fermier, on ne fait pas la fière, on donne le bonjour au fermier.
   Mais il n'en résulte pas pour autant un mélodrame, bien que l'esprit, la morale, le drame et une résolution satisfaisante des différents thèmes de l'action soient tout-à-fait en évidence dans le roman. L'action, la caractérisation brillante et les merveilleuses descriptions de la nature ne constituent pas le cœur de l'énergie et du génie du livre. Une remarque faite récemment par Charles Aznavour exprime un sentiment qui s'applique particulièrement à Powys:
... et de toutes façons ça n'a jamais été le sexe qui m'intéressait réellement. C'était la passion intérieure.
   Wood and Stone, contrairement au côté matériel implicite dans le titre, pétille avec la passion intérieure de ses personnages qui inspire leurs actions. Beaucoup d'entre eux sont célibataires ou jeunes filles à marier. Glen Cavaliero (dans John Cowper Powys: Romancier, Clarendon Press, 1973) écrit à propos d'un autre roman: "Ce livre est un réseau d'attirances érotiques et de relations bizarres", et la même chose pourrait être dite de Wood and Stone. Mais on a l'impression que l'intention de l'auteur est de dresser la carte de son âme, ou comme Powys l'a affirmé lui-même, d'échapper aux contraintes et aux tensions de sa propre personnalité complexe. (Cavaliero, op. cit.) Il a le don d'imprimer sur chaque phrase la joie de son acte de création si profondément personnel, sans cependant être en aucune manière autobiographique. Dans chacun de ses personnages, ce qui les rend si réels — quelque différents et parfois grotesques qu'ils soient — c'est une étincelle du sentiment personnel ou du point de vue de l'auteur. Il n'invente pas simplement une collection bigarrée de personnages fascinants pour imaginer ensuite comment ils réagissent les uns sur les autres, avec en toile de fond une vie de village brillamment évoquée; il les enveloppe dans une immense arche d'influences surnaturelles dont les origines sont mythiques. Les noms de ses dieux sont la Pierre, qui représente un paganisme préhistorique, et le Bois qui, lui, représente la Croix et donc la puissance plus subtile de la chrétienté.
      
"The quaint early Norman relief" sur le tympan
de l'église de St. Andrew à Stoke Sub Hamdon ("Athelston")
   Powys, fils d'un pasteur campagnard, envisage les différentes dénominations de la chrétienté comme des influences, comme celles de la nature. Son art est englobant, généreux et capable de réfléchir sur lui-même:
L'Art seul — ce mystérieux enfant de la vie — a le secret pour suivre les mouvements incalculables de la Force dont il est si proche.
L'Art doit être capable d'évoquer l'émotion même et le sel doux-amer du pêle-mêle de la vie — ses espaces déployés, ses profondeurs jonchées de coquillages.... Il doit s'accrocher à la poésie et à l'humour, et il doit y avoir, dans les créations, un certain esprit de libération, et la présence, en pointillé, d'une grande tolérance.
   Dans Wood and Stone, Powys écrit dans un style formel qui doit beaucoup aux classiques grecs et latins, dans son commentaire magistral sur les scènes décrites, dans sa façon de lier les humeurs et les événements à la géographie. La nature et des influences cosmiques lointaines. Mais sa conception est personnelle et sans compromissions: ce qu'il décrit ce n'est pas l'Angleterre, malgré sa description étincelante, mais son âme.
      
Un des deux pavillons en pierre dorée de Ham Hill
qui flanquent le jardin à l'est de Montacute House
   Son village de Nevilton (Montacute) est défini dans une structure de classe conventionnelle qui appartient à son époque, en utilisant la langue et les attitudes des classes éduquées. Bien qu'il montre la même affection pour les gens appartenant aux classes moins éduquées, ils ont notablement plus de peine à s'exprimer et leur vie intérieure n'est pas révélée. Il y a un contraste saisissant avec Weymouth Sands (Les sables de la mer) où l'on voit par exemple Larry, le jeune orphelin romanichel, consommer le viol spirituel de Perdita.

   A propos de Weymouth, un chapitre plein de tendresse décrit une journée passée dans cette petite ville balnéaire qui allait devenir le lieu de son roman ultérieur. Nous pardonnons à l'auteur le le plaisir qu'il s'est donné en faisant des descriptions qui ne font pas avancer l'action mais qui sont des évocations poétiques de plein droit:
Il aimait surtout l'atmosphère baignée de soleil, si pleine de cette langueur due au farniente, qui semblait flotter, avec le flux et le reflux des gens, à l'entrée ouvertes des pensions, où l'on avait suspendu algues séchées au soleil, pelles et seaux apportés ou remportés par de continuels contingents d'enfants aux jambes nues.
   Un des aspects les plus attrayants de Powys est que tous ses écrits dénotent l'indulgence qu'il s'octroie. Il écrit pour son propre plaisir, pour la pure joie des idées, pour la création, l'évocation précise de scènes et de sentiments; l'assertion de sa sensibilité singulière. Bien sûr il écrit aussi pour faire partager sa création et en ceci il a parfaitement réussi. Je cite de nouveau la 4ème de couverture dans l'édition de 1974:
... son premier "roman bizarre", écrit il y a de nombreuses années pour s'amuser et amuser ses amis, ne fut jamais publié...
   Wood and Stone a été publié, mais tout juste. Editeur, s'il vous plaît, avancez-vous! C'est un grand roman dans tous les sens du terme et il n'est pas facile de démontrer quelques unes de ses qualités dans un espace réduit. C'est une des gloires de la littérature anglaise; son heure est sûrement enfin arrivée.

Ian Mulder    (tr. J.Peltier)




Ian Mulder est né en Australie. Il vit en Angleterre depuis de nombreuses années. Ayant dû se retirer de bonne heure de la vie professionnelle pour des raisons de santé, il envisage de passer le reste de sa jeunesse à se chercher une vocation.

Les citations proviennent de la version française de Wood and Stone, dans la traduction de Patrick Reumaux (Editions Phébus), légèrement remaniée.